Alors que la contestation du projet de loi portant réforme du Code du travail, dite « Loi El Khomri » monte en puissance, un bon nombre de commentateurs explique bien en termes théoriques le contenu néfaste de cette réforme et pourquoi cela représenterait une victoire pour le patronat et un recul pour les salariés. Ainsi la durée maximale de travail qui est aujourd’hui fixée à 10h par jour pourrait être portée à 12h sur accord majoritaire avec les syndicats d’une entreprise, la durée maximale de travail hebdomadaire passerait de 48 heures à 60 heures dans les mêmes conditions.
Un accord d’entreprise pourrait également forcer les salariés à accepter une baisse de leur salaire et une augmentation de la durée de travail pour « décrocher un nouveau contrat », et non seulement en cas de difficulté économique (ce qui est déjà le cas grâce à l’ANI et la loi de 2013) ; ils sont licenciés « pour cause réelle et sérieuse » en cas de refus. Un accord d’entreprise pourrait également baisser la majoration légale des heures supplémentaires : actuellement +25% de salaire pour les 8 premiers heures et +50% pour les suivantes, avec le projet de loi ce ne serait que +10%. En cas de non-accord majoritaire avec les syndicats représentatifs, la Direction pourrait désormais passer au-dessus de la tête des syndicats pour passer toute décision par « referendum » si 30% des syndicats sont d’accord. Les salariés des entreprises de moins de 50 salariés peuvent passer à un régime de forfait jours (donc plus de limite de 35 heures par semaine), et ce même sans accord collectif…
C’est « l’inversion de la hiérarchie des normes » de l’article 2 du projet de Loi El Khomri : Particulièrement critiquée par la CGT, soutenue et voulue par la CFDT et le MEDEF, l’inversion de la hiérarchie des normes prévoit que les dispositions d’un accord négocié au sein de l’entreprise peuvent remplacer ceux d’un accord de branche ou du Code du travail, même si ces dispositions sont moins favorables pour les salariés.
Les salariés du Groupe AXA en France ont déjà eu une expérience avec les décisions prises par la Direction et une majorité de syndicats pour supprimer les droits des salariés prévus par le Code du travail. En 2000, suite à la fusion entre les sociétés AXA et UAP, une majorité de syndicats ont signé avec la Direction d’AXA « l’accord-cadre du Groupe sur l’organisation, l’aménagement et la réduction du temps de travail » ainsi que les accords de déclinaison dans les sociétés du Groupe. Ils ont à cette occasion supprimé les droits des salariés à des jours de congés supplémentaires prévu par l’article L.223-8 (devenu article L.3141-19) du Code du travail en cas « fractionnement » des congés prise en dehors de la période légale entre 1er mai au 31 octobre de chaque année.
En effet, pour compenser les salariés qui prennent leur congés en période hivernale au lieu de la période estivale, le législateur a prévu que : « Il est attribué deux jours ouvrables de congé supplémentaire lorsque le nombre de jours de congé pris en dehors de cette période est au moins égal à six et un seul lorsqu’il est compris entre trois et cinq jours. » C’est un droit que la Direction d’AXA et les signataires de l’accord ont voulu supprimer.
Pour faire apparaître que cette suppression était volontaire à l’initiative de chaque salarié, la DRH d’AXA a mis en place un système informatique (comme AGATHE les années suivantes ou Pléiades aujourd’hui) par lequel les salariés posant leur jours de congés entre le 1er novembre au 30 avril étaient mis devant le choix suivant :
- Du clic sur le « oui » : j’accepte que le fractionnement ne donne pas lieu à l’attribution de congés supplémentaires auxquels je renonce expressément
- Du clic sur le « non » : je reconnais poser mes congés payés en dehors de la période légale pour convenance personnelle, motif qui ne donne pas lieu à l’attribution de congés supplémentaires
Furieux d’être mis devant ce « choix des dupes », 714 (SEPT CENT QUATORZE) salariés du Groupe AXA ont saisi le Conseil de Prud’hommes pour obtenir paiement des jours de congés supplémentaires au titre du fractionnement en dehors de la période légale qui leur avaient été effectivement refusés.
La CGT, non-signataire de l’accord sur le temps de travail, était seule à défendre ces salariés : La CGT AXA a coordonné la plainte aux Prud’hommes et a pris en charge les frais d’avocat. Elle a collecté tous les documents nécessaires qui remplissaient carrément toute une armoire…
En premier instance, ces 714 salariés eu gain de cause, au motif qu’il n’existait aucune possibilité pour le salarié d’exprimer qu’il souhaite prendre des congés de fractionnement sans renoncer pour autant au bénéfice des jours de congés supplémentaires prévu par le Code du travail.
Mais la Direction d’AXA a fait appel devant la Cour de cassation, au motif que les syndicats signataires de l’accord sur le temps de travail ont renoncé aux jours de fractionnement pour l’ensemble des salariés d’AXA, décision qui prime sur le Code du travail. En effet, l’article L.223-8 prévoyait que des « dérogations » pouvaient être apportées « soit après accord individuel du salarié, soit par convention collective ou accord collectif d’établissement ».
Lire le jugement du Conseil de Prud’hommes de Paris :
2010_06_09_JUGEMENT prudhommes dossier jours de fractionnement
Lire le jugement de la Cour de Cassation :
2011_11_23_JUGEMENT cours de cass dossier jours fractionnement
C’est la même histoire avec la Loi El Khomri, soutenue et voulue par les mêmes organisations syndicales qui ont signé l’accord sur le temps de travail chez AXA : Comme elles sont majoritaires chez AXA, elles veulent elles-mêmes faire la loi avec la Direction. Elles veulent être celles qui décident les droits à conserver et ceux à supprimer.
Nous sommes une très large majorité (75% des salariés) à être opposés à la loi travail, des millions à s’être mobilisés depuis 2 mois, en signant une pétition, en manifestant, en faisant grève, en interpellant les députés ou encore en débattant sur les places. Nous avons contraint le gouvernement à retirer certaines dispositions du projet de loi et à mettre enfin en place des mesures pour les jeunes. Nous avons convaincu une majorité de députés de ne pas voter ce projet de loi.
À l’Assemblée comme dans le pays, le gouvernement est minoritaire, il en est réduit à utiliser le 49-3 pour faire passer sa loi. Le pouvoir dispose de l’arme de la Constitution, mais nous avons la force du nombre, c’est ce qui nous a permis en 2006 d’obtenir le retrait du CPE, pourtant adopté avec le 49-3. Pour gagner il nous faut franchir un cap et élargir le mouvement, il faut que toutes celles et ceux qui sont opposés au projet de loi se mobilisent. Cela dépend de nous tous. Mais la mobilisation ne se limite pas à la rue. C’est aussi au sein des entreprises que nous pouvons intervenir contre le démantèlement de nos droits et acquis.
Toutes et tous dans la mobilisation, pour gagner !